Entretien avec Sophie Galabru, marraine du Festival du Livre 2025
Point d’Appui : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aborder la thématique des dernières fois ?
Sophie Galabru : J’avais envie de parler de mon rapport au temps et de surmonter ma terreur de le voir passer trop vite. Pour moi, la question du temps est la question philosophique la plus belle et la plus profonde, la plus essentielle même. Il me fallait comprendre cette nostalgie du présent qui peut abîmer la beauté des moments.
P. d’A. : Comment se détache-t-on de la nostalgie du présent ?
S.G. : En se débarrassant d’un rapport comptable au temps : lorsque l’on compte les fois, les premières et les dernières fois, on s’empêche de vivre vraiment. Ce rapport-là nous plonge dans un rapport quantitatif où l’on craint de ne pas assez optimiser son temps : ne pas assez le remplir, ne pas assez en profiter, ne pas asse l’éprouver. La première façon de se libérer est de cultiver un rapport plus qualitatif : être présent à ce que l’on fait.
P. d’A. : Pour vous, quel personnage de la littérature incarne la nostalgie ?
S. G. : Adolphe de Benjamin Constant raconte l’histoire d’un jeune homme nostalgique de sa passion amoureuse. Mais le roman raconte aussi comment le passionné est plus intéressé par le début que par l’avenir de sa relation. Il n’apprécie pas d’entrer dans l’odyssée du temps contrairement à l’amoureux. Il rêve de ressusciter les premiers moments, et il ne reste d’ailleurs que parce qu’il était profondément séduit et captivé par ce passé. Puis, quand le début est trop usé pour l’émouvoir encore, il s’arrête, il part.
P. d’A. : Quel est l’auteur qui rejoint, d’après vous, votre conception spirituelle du temps ?
S. G. : Proust, car La Recherche du temps perdu révèle combien ce qui a passé dure encore dans ce qui est présent et ce qui est à venir. Un moment heureux avec la tante Léonie à manger une madeleine, enfant, est toujours présent pour le narrateur et continue de vibrer au point de resurgir à l’occasion d’une sensation similaire : quand il regoûtera une madeleine avec une tasse de thé, des années plus tard, il revivra cette félicité passée. C’est un auteur difficile à lire mais extraordinaire pour incarner de manière sensible ce qu’a dit le philosophe Bergson : la durée est une mélodie où tous les instants sont enchevêtrés et où le passé continue de résonner dans le présent et l’avenir.
P. d’A. : Un auteur vous a-t-il particulièrement marquée, dans ce qu’il exprimait du rapport au temps ?
S. G. : Marguerite Duras est pour moi la romancière de la dernière fois, de la difficulté à dire au revoir ou à réaliser que le temps passe. Dans sa pièce La Musica, des divorcés se revoient une dernière fois et ils étirent leur conversation toute la nuit, éprouvant cette difficulté que l’on peut tous sentir quand il s’agit de « passer à autre chose », et même si on l’a décrété. Elle sait montrer comment nos relations ne cessent pas à l’instant d’une séparation car ce qui s’est tissé dans la durée est éternel et peut toujours et encore résonner en nous.
P. d’A. : Y-a-t-il un livre que vous auriez aimé écrire ?
S. G. : Le premier livre pour lequel j’ai pensé ce genre de chose, c’est Une vie bouleversée d’Etty Hillesum pour sa splendeur spirituelle. Je l’ai également pensé pour Les Faux Fuyants de Françoise Sagan pour son sens de l’analyse psychologique mêlée à sa grande légèreté. Et puis pour Clair de femme de Romain Gary dont l’humour tragique me semble toujours superbe.
Grand entretien avec Sophie Galabru, marraine du Festival, animé par Sarah Polacci, le samedi 14 juin à 14h30, salle multimédia de l’Hôtel de Ville.